Les bons outils font les bons ouvriers. Mais avant de revenir sur le sens même de la montre outil et de son glissement sémantique depuis les années 70, prenons le temps de resituer le contexte. Pour comprendre ce qui va suivre, rappelons nous qu’avant l’apparition du quartz et des appareils électroniques, la montre mécanique fut l’UNIQUE «machine» inventée par l’homme, qu’il pouvait emporter avec lui et qui lui permettait de connaître l’heure, à la seconde près.
Incontournable
Bien sûr, on pouvait utiliser le soleil ou son estomac pour savoir, grosso modo, s’il était temps de se mettre à table. Mais pour tous ceux qui avaient besoin de mesurer avec précision le temps qui s’écoule, pour les professionnels pour qui la notion de temps et de durée était une information critique, la montre mécanique était le seul recours.
Contrairement à nos jours où l’on peut trouver l’heure partout (téléphone, ordinateur, horodateur, tableaux de bord et autres four micro-ondes….) avant l’ère du quartz, la montre mécanique était incontournable, sans aucune autre alternative.
Les fabricants n’avaient donc qu’une seule et unique préoccupation : développer et améliorer sans cesse cet outil pour qu’il puisse répondre aux besoins très variés des professionnels, et ce, dans des conditions les plus extrêmes. Un seul mot d’ordre : précision et fiabilité.
La fiabilité avant tout
La première complication qui est venue enrichir les fonctionnalités de la montre mécanique (un peu comme les applications de notre iphone d’aujourd’hui) fut la date. Loin d’être un gadget, elle nous évitait de nous balader avec un calendrier dans la poche ! Pour plus de lisibilité Rolex ajouta à ses plongeuses une disgracieuse loupe (cyclope) collée directement sur le cristal, facilitant ainsi la lecture de la date dans des conditions difficiles. Encore une fois à cette époque, l’esthétique était secondaire, seule l’efficacité et l’ergonomie comptaient.
Grâce aux collaborations avec les professionnels les plus expérimentés et en suivant les cahiers des charges les plus strictes, Les maisons horlogères ont conçu et sans cesse amélioré les montres outils répondant chacune aux besoins les plus spécifiques :
Les fonctionnalités de ces «toolwatches» étaient alors directement liées aux métiers de leurs utilisateurs : pilotes automobile (chronographe et tachymètre), aviateurs (règle de calcul, GMT, aiguille 24h) , navigateurs (Compte à rebour, Télémètre, boussole, cadran « Yachting »), médecins (pulsomètre), plongeurs (couronne vissée et lunette tournante), explorateurs, spéléologues et volcanologues (GMT, aiguille 24h) , scientifiques (résistance anti-magnétique), militaires (Tritium, stop seconde, étanchéité, anses fixes…) …
La fiabilité était le seul critère de choix ; la mission voire la vie de ces professionnels en dépendait.
Bouleversement
L’invention du quartz et l’avénement de l’ère électronique a bouleversé l’industrie et l’hégémonie des montres mécaniques dans le monde professionnel. Désormais, une seule puce électronique pouvait remplacer toutes les complications possibles et imaginables. Ces complications que les maisons horlogères ont mis tant de temps à concevoir et à développer étaient du jour au lendemain devenues obsolètes. Les montres mécaniques perdaient leurs valeurs d’usages (utilité) et retournaient au rang d’objet de luxe, symboles et témoins d’une époque révolue où le savoir-faire et la prouesse technique pouvaient seuls en justifier le prix.
Avec ce changement des valeurs, la notion même de la toolwatch a elle même changé de sens.
Avant, on choisissait une Rolex pour sa fiabilité comme un photographe choisirait un Leica ou un Nikon. C’étaient des outils de travail qui ne craignaient ni rayures ni éclaboussures. On la portait puis on l’oubliait. Infaillibles, ils faisaient leur boulot et le faisaient bien. C’étaient des toolwatches, des montres outils.
De nos jours, peu de Submariner voient encore l’eau, tout comme peu de Range Roover quittent le bitume. Désormais, on appelle une toolwatch, une montre de cascadeur : une montre de faible valeur, qui sert de ‘doublure’ à la montre bijou (souvent les mêmes modèles que les toolwatch d’antan). On met sa toolwatch pour bricoler comme pour aller à la plage, pendant que sa «belle» dort paisiblement au coffre.
Les toolwatches d’aujourd’hui sont souvent des G-Shock (très utilisées par l’armée) ou des Seiko si l’on est allergique au quartz.
Progressivement les montres mécaniques ont été abandonnées par les professionnels. Elles retrouveront plus tard une nouvelle jouvence à grand coup de marketing en surfant sur le mythe de leur glorieux passés, un savant mélange de tradition et d’esprit pionnier.
C’est ainsi que les toolwatches d’autrefois sont devenus les montres bijoux d’aujourd’hui.
Un peu comme les stars d’Hollywood à la retraite, elles n’ont pas perdu de leur superbe. Pour atteindre leur rang d’icônes, elles se sont un peu (beaucoup) embourgeoisées, ont pris de l’embonpoint et subi quelques liftings. Pour maintenir le rêve, leurs cachets se sont multipliés par dix. De temps en temps on les sort lors des séances photos sur le tapis rouge, puis on les remet délicatement dans leur écrin, enfermées dans des coffres forts…
Pour se remémorer l’épopée de ces montres outils, voici quelques clichés des toolwatches les plus célèbres dans leur contextes historiques.
Blancpain Fifty Fathoms
André Laban, chef plongeur dans le « Monde du Silence » avec une Blancpain Fifty Fathoms en compagnie du Comandant Jacques Cousteau
Source : Forum Montres mécaniques
Rolex Submariner
Plongeur de combat français avec profondimètre Spirotechnique et montre Rolex Submariner
Source: Les plongeurs de combat et leurs montres
Panerai Radiomir
Les plongeurs commandos de la marine royale Italienne portaient des Panerai de 47mm fabriquées par Rolex.
Omega Speedmaster
Buzz Aldrin est entré dans l’histoire comme pilote du module lunaire de la mission Apollo 11. Lui et son commandant de mission Neil Armstrong furent les premiers à se poser sur la Lune, et quelques minutes après, il devint le deuxième homme à y poser le pied. Il portait à son poignet une Omega Speedmaster.
Rolex Turn-O-graph
Michael Collins photographié ici en 1969, avec une Rolex Turn-O-graph, lors d’un entrainement à la centrifugeuse pour Apollo 11. Source : Rolexblog
Glycine Airman
Peter Conrad, au retour de la mission Gemini 5 (1965) portait simultanément à son bras droit une Omega Speedmaster et une Glycine Airman
Pilote de l’US Air Force avec la même Glycine Airman durant la guerre du Vietnam.
Heuer Autavia
Le suisse Joseph (Jo) Siffert est, avec 14 victoires en 41 courses, le pilote automobile le plus titré durant la période 1968-1971. Il remporte les plus prestigieuses épreuves de la discipline comme les 12 Heures de Sebring, les 24 Heures de Daytona, les 6 Heures de Watkins Glen, les 1 000 km du Nürburgring, les 1 000 km de Monza, les 1 000 km de Spa ou la Targa Florio.
Il portait une Heuer Autavia ref. 1163T.
Rolex Master GMT
Le révolutionnaire Che Guevara et son acolyte Fidel Castro portaient une Rolex Master GMT, une montre à deux fuseaux horaires. Elle leur permettaient de connaitre l’heure simultanément à Moscou et à la Havane.
Rolex Explorer 2
L’alpiniste italien Reinhold Messner est considéré par beaucoup comme l’un des meilleurs du xxe siècle. Il est réputé pour avoir réalisé la première ascension en solitaire de l’Everest, qui plus est sans apport d’oxygène, et pour être le premier à avoir gravi les quatorze sommets de plus de 8 000 mètres.
Rolex Day Date
Paul Neal Adair, surnommé « Red », est LE spécialiste des incendies sur plateformes pétrolières. Avec son équipe, il a éteint 2 000 puits de pétrole, situés sur terre et en mer. Adair acquiert une reconnaissance médiatique dès 1962, en intervenant sur le puits de Gassi Touil, dans le Sahara algérien, qui était en feu depuis six mois. Adair portait une Rolex Day Date en Or.
En couverture de ce post :
Le reporter de guerre Larry Burrows. Tué lors d’un reportage en 1971 au Laos. Il portait toujours sa Day-Date en or jaune.
Alecsendri
Un article qui aborde un sujet sur lequel je m’étais fait les mêmes réflexions… Ce passage de la toolwatch à la montre bijoux dénature l’esprit du produit, hélas, et empèche les amateurs de pouvoir avoir acces à ces icones, mais … business is business!
Kobalien
A la fois si ces montres de légende ne valaient rien, attiseraient-elles autant notre intérêt ? 🙂