«Horrible est le beau, beau est l’horrible », Audemars Piguet Royal Oak : le génie de Gérald Genta

Original_sketch_1972Un des grands paradoxes en matière de goût et de savoir est que celui qui persévère sur la voie de la connaissance finit toujours par vénérer ce qu’il a détesté et brûler ce qu’il a adoré. «Horrible est le beau, beau est l’horrible ». Cela s’applique pour tout: musique, art, gastronomie… et bien sûr les montres n’échappent pas à cette règle, on appelle çà la maturité.

Une montre à elle seule symbolise ce paradoxe : la Royal Oak conçue en 1972 par LA figure emblématique du design horloger : l’illustre Gerald Genta.

GeraldGenta3Pour faire court dans les présentations, je vais reprendre cette comparaison qui me paraît la plus appropriée pour définir le personnage : « Imaginez un homme qui aurait dessiné – à lui seul –  la Coccinelle, la E-type, la DS, la Mini, la 911, la DB2, la 300SL Gullwing, la GTO et une centaine de milliers d’autres modèles de voitures…»

Un tel homme n’existe pas dans le domaine du design automobile.

En revanche, dans le domaine horloger, Gerald Genta est bien l’unique créateur de la Royal Oak d’Audemars Piguet, la Nautilus pour Patek Philippe, l’IWC Ingénieur, la Bulgari-Bulgari, La Big Bang de Hublot, mais aussi l’Omega Constellation ainsi que certaines Seamaster, l’Universal Genève Polerouter en passant par Cartier, Van Cleef & Arpels, Chaumet,  Benrus, Hamilton et même… Seiko ou Timex.

 

De la rupture à l’avant-garde

La rupture est une obsession de Designer. En marketing le «disruptif» consiste à briser les conventions établies sur un marché au moyen d’une idée créatrice, pour libérer une marque de ses carcans et la repositionner sur son marché.

En ces débuts des années 70, dominé par Rolex et menacé par le Quartz venu du Japon, l’industrie horlogère suisse avait besoin de mesures drastiques pour se relancer sous peine de banqueroute.

Audemars Piguet était alors une maison horlogère plutôt conservatrice qui fabriquait des montres traditionnelles en or, reconnues plus pour la qualité de leur mouvement que pour leur design. Leurs dirigeants avaient pressenti cette nécessité de rupture et décidèrent de bousculer l’ordre établi en proposant un concept révolutionnaire et inédit jusqu’alors : une montre au design novateur, sportive mais élégante, portable en toutes circonstances, avec un niveau de finition jamais atteint.

Pour réaliser cette mission de sauvetage, il leur fallait choisir un designer d’exception. Pas un jeune débutant fougueux mais quelqu’un qui venait du sérail, qui connaissait et qui maîtrisait les codes du design horloger pour mieux les transcender et organiser cette rupture.

Gérald Genta était l’homme de la situation. Il s’était déjà illustré en signant La Polerouter d’Universal Geneve, la Constellation d’Omega, et la Golden Elipse de Patek Philippe.

La légende dit qu’il dessina ce qui deviendra le chef d’oeuvre de sa carrière en une nuit.

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Dessin original de la Royal Oak par Gérald Genta

Le résultat consistait en une montre en acier, assez fine (juste 7mm) et plutôt grande pour l’époque (39mm, d’où le nom «Jumbo»), avec un cadran inédit bleu orné d’un motif «petite tapisserie».

Les principales ruptures orchestrées par Genta sont au nombres de 3 :

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Brevet déposé en septembre 1973

 Première rupture :  le génie de Genta était de proposer une montre uniquement faite d’acier qui couterait le prix de plusieurs montres en or, sur laquelle les courbes ont été remplacées par des angles et les cercles (lunette, couronne) par des octogones. Cet assemblage d’acier subirait une finition exemplaire (usinage, brossage, polissage, facettage) pour être transformé en ultime bijoux de l’homme moderne.

Deuxième rupture : l’idée même de la montre bracelet qui consistait en un boitier sur lequel venait se fixer des attaches par l’intermédiaire d’anses fut balayée : le design de la Royal Oak consiste en un boitier intégré à un bracelet articulé dans lequel était enfermé un mouvement, lui même scellé par un joint, une lunette octogonale et 8 écrous.

Troisième rupture : à une époque où l’orthodoxie de l’élégance imposait de masquer ou de cacher les éléments techniques, très audacieusement, Genta décida de les sublimer en les montrant. La lunette octogonale était fixée au bracelet par un joint et des écrous apparents, à la manière d’un casque de scaphandre !

Les puristes ont immédiatement crié au blasphème, plus tard les mêmes crieront au génie…

 

De l’avant-garde à l’icône du design

La Royal Oak ne rencontra pas un succès immédiat. Le niveau de finition fixé par Genta fut difficile à atteindre. Les premiers prototypes furent réalisés en or blanc car l’acier était trop dur pour les machines de l’époque. Finalement, c’est ce niveau de finition qui va élever le prix de vente de la montre à des hauteurs stratosphériques : 3 000 $, soit environ 10 fois le prix d’un Submariner de l’époque. 3 années furent nécessaires pour écouler les 1 000 premières pièces.

Plus tard, ce sont ses déclinaisons plus ou moins réussies qui hissèrent la Royal Oak au rang d’ icône des montres sportives de luxe. Tout en gardant sa lunette octogonale, la Royal Oak fut déclinée dans tous les matériaux possibles et surchargée de complications plus ou moins heureuses à travers la gamme «Offshore». Le design original prit de l’embonpoint en largeur et en épaisseur. La Royal Oak a évolué avec l’air du temps, on la vit au poignet de rappeurs célèbres et d’acteurs comme Arnold Schwarzenegger.

Royal Oak originale de 1972 réf. 5402

Royal Oak originale de 1972 réf. 5402

Mais, pour les puristes et les amateurs de belles montres, c’est bien la «Jumbo» originale de 1972, avec sa «petite tapisserie» bleue qui synthétisera à elle seule tout l’ADN de l’oeuvre de Gerald Genta. Cette montre n’a pas seulement sauvé une manufacture. Elle a surtout bouleversé l’industrie horlogère dans sa manière de concevoir et de fabriquer.

Désormais, ce n’est plus la préciosité du métal utilisé qui seule va élever une création au rang de Haute Horlogerie mais aussi son design, la précision de l’exécution et des finitions ainsi que la qualité de son mouvement.

La Royal Oak Jumbo est un mélange d’audace et d’élégance, de complexité et de finesse.

Cette finesse a été permise par le calibre 2121, qui reste encore à ce jour le calibre le plus fin avec un rotor central. C’est ce même mouvement qui équipera, un peu plus tard, les premières séries des Nautilus de Patek Philippe…

 

Gérald Genta décéda en 2011. Pour aller plus loin, nous vous conseillons de lire cet interview du maitre donné en décembre 2009. A lire également « Eloge de l’acier ».

 

Post face

Revenons à notre paradoxe. La comparaison qui suit ne va engager que moi. En écrivant cet article, j’ai cherché autour de moi un objet industriel qui aurait pu susciter les mêmes passions et controverses durant ces 30 dernières années. Un pur objet de «non-design» qui aurait défié l’orthodoxie pour s’imposer, avec le temps, comme un classique incontournable. Voici ma proposition : la Saab 900 aero.

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Saab 900 Aero

Saab 900 Aero

Mêmes lignes anguleuses, même rupture dans le refus des courbes, un pare-brise étroit presque vertical. Une fiabilité légendaire mariée à un design radical en total contre pied avec les canons de l’esthétisme automobile. Une voiture culte qui fut adulée par les architectes, les designers et plus tard par les hipsters.

Quelle heureuse surprise lorsqu’en cherchant une photo de Bjorn Envall, le père de la Saab 900, je vis à son poignet une Omega Constellation Chronometer dont le créateur n’est autre que… Gerald Genta. La boucle est bouclée.

Bjorn Envall, créateur de la Saab 900 et son Omega Constellation

Bjorn Envall, créateur de la Saab 900 et son Omega Constellation

 

1 Comment

  • Répondre avril 30, 2016

    Nicolas Boccard

    Article très intéressant. Merci

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